Tout a commencé par une histoire d’accent. Celui que l’on doit mettre, penché d’un côté ou de l’autre, ou en forme de chapeau, sur certaines lettres. Quand je reçois Rebecca, adolescente de 13 ans, elle est inquiète. « Cela me pénalise beaucoup à l’école, me dit-elle, mes résultats en pâtissent vraiment, j’ai peur pour l’avenir, c’est sûr qu’aucun patron ne voudra m’engager pour un apprentissage si je continue à faire autant d’erreurs ! Et surtout avec les accents ! » Ah, ces fameux et satanés accents, il en a beaucoup été question lors de notre première rencontre, ils prenaient toute la place. En tout cas celle d’un arbre qui cache la forêt…
Mais à ce stade, impossible pour Rebecca d’aller se promener un peu dans cette forêt justement, elle ne voyait que l’arbre ! Un arbre couvert de feuilles en forme d’accents ! Je lui dis qu’elle est au bon endroit, que je suis une spécialiste des accents et que, si elle le souhaite, je peux lui expliquer une prochaine fois les règles qui régissent de manière très précise leur utilisation dans la langue française. Voilà donc une belle et grosse bûche mise sur le feu de l’inquiétude de Rebecca. Sur le moment elle l’étouffe, bien sûr, mais pour mieux lui permettre de bourronner et de flamber à nouveau de plus belle plus tard. La voilà rassurée, pour un temps…
Voilà donc une belle grosse bûche mise sur le feu de l’inquiétude
Trois semaines plus tard, dont deux de vacances, nous nous retrouvons. A côté de moi, bien à l’abri dans une fourre, une pile de papiers remplis d’explications très savantes sur la bonne utilisation des accents dans la langue française. Je regarde Rebecca droit dans les yeux et, dans un large sourire, lui demande comment elle va, comment se sont passées ses vacances. Et c’est à ce moment-là que nous avons contourné l’arbre – bye bye les accents – et sommes entrées nous balader dans la forêt…
Ses vacances ? Une horreur. Angoisses et insomnies au programme. Rebecca a peur, tellement peur. Peur d’avoir fait une erreur qui lui ferait attraper une maladie. C’est qu’en cours de science avant les vacances, ils ont disséqué un cœur de cochon. Et qu’elle, Rebecca, certainement que les gants de protection elle les a mal mis. Et que, comme elle avait ce jour-là une minuscule égratignure au poignet, c’est certain, du sang de cochon contaminé est entré en contact avec son sang à elle. Une maladie grave lui pend au nez, c’est sûr ! Cela l’envahit complètement. Impossible d’échapper à cette peur, au point même de ne plus pouvoir jouer à son jeu vidéo préféré, c’est dire ! Rebecca, spécialiste en extinction de feu, met une bûche après l’autre, mais obtient exactement l’inverse de ce qu’elle recherche, le brasier enfle. La peur augmente de plus en plus et la prend, la surprend même, à l’école en plein cours, et même dans des moments qui, auparavant, étaient sereins et réjouissants, en pleine séance de cinéma par exemple. Et elle, Rebecca, que fait-elle ? Très logiquement – et on la comprend – elle cherche à se rassurer par tous les moyens. Les voilà les belles bûches ! Au secours, elle flambe…
Au secours,
elle flambe !
Bon, cette histoire de bûche, il faut tout de même que je vous en dise un peu plus. Elle est une puissante métaphore pour expliquer ce que tout le monde fait légitimement et intelligemment quand nous avons peur : se rassurer. C’est tellement logique. Et ça peut marcher, dans certains cas. Mais quand la peur revient, toujours plus, toujours plus fort, c’est que ce qui est logique et plein de bon sens ne fonctionne visiblement pas dans cette situation-là. La peur est comme un feu. Se rassurer revient à mettre une grosse bûche sur les flammes pour qu’elles s’éteignent, étouffées par la masse. C’est ce qu’il se produit, au début, le feu est comme éteint. Sauf que… Il bourronne par en-dessous, les braises font leur travail et enflamment finalement à nouveau de plus belle la grosse bûche. Le feu est encore plus gros qu’avant !
Et donc Rebecca, quelles bûches met-elle sur le feu de sa peur pour se rassurer ? Elle va vers ses parents pour qu’ils la rassurent : « Mais non, ma chérie, tu ne vas pas tomber malade ! Et nous sommes sûrs que tu avais bien mis tes gants quand tu as disséqué ce cœur de cochon ! » Oui mais moi j’ai un doute, je ne suis pas certaine de les avoir bien mis… Ou elle consulte des sites internet très éclairés sur la question : y sont décrits des symptômes que Rebecca n’a pas, ouf. Du moins pour l’instant… Ils peuvent encore se déclarer plus tard… Ou bien elle se rappelle en boucle qu’elle s’est lavée les mains après le cours de science. Oui mais, suffisamment longtemps et avec assez de savon ? Ou encore, elle va faire une prise de sang chez son pédiatre. Lui demande s’il y a des vaccins contre cette fameuse maladie du cochon. Non, point de vaccins, mais le risque qu’elle l’ait attrapée est si faible que le médecin lui-même n’a jamais eu de cas comme ça. Oui mais elle, avec le bol qu’elle a, c’est sûr qu’elle fait partie des 5/1'000'000 qui l’auront…
J’ai demandé à Rebecca si tout cela marchait. Si tout cela la rassurait. Ben non… C’est de pire en pire, me répond-elle. Et de me raconter toutes les nombreuses autres peurs qu’elle a et qui sont finalement toutes liées à une seule : la peur de mourir jeune. Et comment cette peur l’envahit partout et tout le temps, jusqu’à l’école, en l’empêchant de se concentrer. Et moi de lui raconter mon histoire de bûche. C’est tout à fait ça, me dit-elle.
Une peur qu’on évite se transforme en panique, une peur qu’on affronte se transforme en courage
Dans le modèle systémique stratégique de Palo Alto, nous proposons de faire « juste » l’inverse de ce qui a toujours été fait et qui ne marche pas. Rebecca est dans l’évitement. Penser à ce qui lui fait le plus peur – mourir jeune – n’est pas envisageable. Elle fait tout pour se rassurer, surtout ne pas y penser, étouffer le feu. Or, l’inverse d’éviter est affronter. Je lui propose donc de l’emmener dans ce que nous appelons « un scénario du pire ». Je l’avertis, ce sera horriblement difficile, mais nous allons y aller ensemble la première fois. Nous partons de cette fameuse dissection et parcourons toutes les étapes du scénario, du moment où le sang du cochon contamine son sang à elle, en passant par la maladie qui survient quelques mois plus tard, l’impossibilité de vivre sa jeunesse, l’atroce agonie qui la mène à la mort, jusqu’à ses funérailles dans son pays d’origine et la photo que ses parents – ravagés par le chagrin – mettent d’elle dans le salon. Bien sûr, il y eut quelques endroits où elle ne voulut pas aller – cela fait trop peur – mais je l’y ai conduite malgré tout, avec douceur. Rebecca s’est effondrée.
Elle a beaucoup pleuré. Et moi avec elle. J’étais très touchée par son courage et le lui ai dit avec moultes félicitations. Ce qu’elle m’a dit après avoir recouvré ses esprits ?
« C’était affreux, mais je suis soulagée ».
Affronter ses peurs, Rebecca l’a fait chez elle courageusement, de manière ritualisée, c’est-à-dire en reparcourant les étapes du scénario du pire, pour les apprivoiser. Lorsqu’elle revient me voir, un large sourire fend son visage : C’est magique votre truc ! me lance-t-elle. Aucunement… Qu’as-tu fait de différent, Rebecca ? Tu as regardé ta peur, tu l’as affrontée, tu ne l’as plus étouffée avec une grosse bûche en cherchant à te rassurer. « Une peur qu’on évite se transforme en panique, une peur qu’on affronte se transforme en courage » .
La peur a largement diminué, n’envahissant plus Rebecca à n’importe quel moment. Ses résultats scolaires se sont améliorés, elle a retrouvé sa vie d’adolescente.
D’accents, il n’en a plus jamais été question !
Marie-Hélène Jequier
Thérapeute systémique brève
Janvier 2020
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